Ca va être ta fête Hermine !

Année 2019
Nouvelle

Tugdual de Kerbrech, président-directeur général de la compagnie maritime Armor-Line, accueilli par son épouse Hermine, – flanquée d’Inca magnifique Barzoï de trois ans –, sur le porche d’entrée de son manoir du 15è siècle, venait de passer une journée ordinaire. Conseil d’administration, déjeuner avec des clients chinois, réunion du comité de pilotage…

Ce soir, ils allaient fêter leurs noces de perle en tête à tête. Il avait à cet effet, cassé – tout au plus fêlé – sa grosse tirelire, en achetant un collier composé de trente perles roses de lambi.

Il troqua son costume gris à rayures de PDG – il est un peu snob –, contre un smoking Gucci Héritage. Pour ne pas être en reste, Hermine porterait pour cette occasion une robe du soir en mousseline de soie à imprimé fleuri Dolce & Gabbana.

On est comme ça chez les de Kerbrech, même dans l’intimité.

Comme il était difficile de chauffer cette immense demeure haute de plafond et pleine de courants d’air, ils s’installèrent près de la cheminée du salon pour prendre l’apéritif. Hermine, fraîchement convaincue à l’écologie, avait refusé l’installation d’un chauffage central au gaz ou au fuel, pour privilégier le bois, dont ils avaient des réserves considérables sur leur domaine.

Leur majordome américain les ayant convertis aux cocktails made in USA, ce fut donc Dry Martini pour madame et Manhattan pour monsieur. Avec la cuisinière, la femme de chambre, le jardinier et le chauffeur il constituait l’ensemble des gens de maison.

Ils échangèrent des nouvelles sur le déroulement de leur journée. Tugdual lui conta par le menu son rendez-vous avec ses clients chinois, il aborda les proverbes cités par Zhang Wei le chef de la mission chinoise. Hermine essuya furtivement une larme à l’évocation de : « Qui a beaucoup d’argent et pas d’enfants, il n’est pas riche ; qui a beaucoup d’enfants et pas d’argent, il n’est pas pauvre. » Qui ravivait le drame de leur couple : ils n’avaient jamais pu avoir de descendant.

Constatant le trouble de son épouse, Tugdual fit diversion en la questionnant sur son bridge de l’après-midi et pour finir lui offrit le fameux collier qui, là aussi, lui tira une larme, mais de joie. Hermine avait la larme facile.

Pour le dîner ils s’installèrent, à l’ancienne, chacun à un bout de la table prévue pour vingt couverts. Hermine avait fait préparer le menu préféré de son époux : caviar Beluga impérial, Dom Pérignon et surtout un cuissot de chevreuil, abattu par le maître des lieux. Tugdual pratiquait la chasse à l’arc et cerise sur le gâteau, il utilisait des arcs traditionnels et non ceux à mécanismes, bons pour la plèbe.

Elle le pria de lui raconter les circonstances exactes de sa prise. Il s’y prêta de bonne grâce, la chasse à l’arc était un talent dont il était particulièrement fier. En retour, il prit des nouvelles de l’association pour l’accueil des migrants qu’elle présidait. Bien qu’il soit en désaccord total avec cet engagement – on ne peut pas accueillir toute la misère du monde –, il respectait les choix de son épouse, se montra enthousiaste et, à la fois, pris par l’émotion du récit de ses prouesses d’archer et par les quelques verres de Château Mouton Rothschild Pauillac qu’il s’était envoyés derrière la cravate, il lui proposa de financer la nouvelle campagne de promotion de ses bonnes œuvres.

Tout allait pour le mieux dans le couple Kerbrech.

Le café et les alcools servis, ils congédièrent le personnel qui se retira dans ses quartiers. « Enfin seuls » leur traversa l’esprit, mais pour des raisons différentes. Hermine rêvait d’une fin de soirée amoureuse, voire crapuleuse. Elle portait ce soir-là ses nouveaux dessous Victoria Street de la même teinte que les perles roses de lambi offertes par ce finaud de Tugdual. Lequel observait son épouse.

  • À quoi pensez-vous, chérie ?

Imaginant qu’il venait de lire dans ses pensées, elle rosit se mettant ainsi en harmonie avec sa troublante imagination.

  • À nous, au merveilleux couple que nous formons.

Un ange passa, certes, mais les intentions de Tugdual flottaient vers d’autres rives. Beaucoup plus sombres.

Le feu tendant à faiblir, il se leva, effleura de la main la joue rose et tiède d’Hermine qui frissonna – ça y est, c’est parti mon kiki traversa son cerveau amoureux et descendit en flots brûlants vers ses parties intimes –, saisit le tisonnier et ayant ajouté trois bûches dans l’âtre, il abattit violemment l’instrument sur la tête choucroutée de sa compagne.

Elle poussa un cri d’oiseau puis s’effondra sur le fauteuil Louis XV. Le chien vint la renifler et se coucha à ses pieds. Après avoir vérifié que le coup avait été fatal et lui avoir, on ne sait pourquoi, fermé les yeux, il lui retira sa robe et découvrit… un mignon string rose. « Elle avait tout prévu la coquine », percuta l’esprit de Tugdual. Il récupéra le collier qu’il mit dans sa poche.

Il se rendit dans la chambre, accrocha la robe dans la penderie. Puis entassa dans une valise trois jupes, trois chemisiers, quelques sous-vêtements, deux paires d’escarpins et un manteau.

De retour au salon, il la prit dans ses bras et ne put s’empêcher de penser que la dernière fois où il l’avait portée ainsi, c’était pile-poil trente ans plus tôt pour lui faire franchir le seuil de leur nouvelle demeure. Mais là, Inca sur les talons, il la descendit à la chaufferie. Victime de sa nouvelle passion pour l’écologie, Hermine allait finir dans l’instrument même de sa nouvelle conversion, une chaudière Pyrotec quatre mètres sur trois, poids douze tonnes : une belle bête.

Il fut assez facile d’introduire le corps dans le foyer. De constitution chétive, comme toutes les fins de race, Hermine pesait à peine cinquante kilos. Puis il y enfourna la valise. Il ajouta quelques bûches pour garantir une combustion complète de cette chère Hermine. La porte refermée, Tugdual, sans vraiment le décider, l’esprit dérangé, récita la prière des morts : « Requiem aeternam dona eis Domine, et lux perpetua luceat eis. Requiescant in pace. Amen. ».

Le chien était couché à ses pieds, dans un sursaut de lucidité, il balaya instantanément l’idée de lui faire suivre le même chemin que sa maîtresse.

Il resta silencieux une dizaine de minute, les yeux fermés, mains jointes, la tête baissée, il lui devait bien ça, elle avait toujours été une épouse modèle. Il pensait : quarante mille personnes disparaissaient chaque année en France, trente mille étaient retrouvées, Hermine ne serait pas parmi celles-là.

Puis il gagna son bureau où il prit un certain nombre de documents, monta dans sa chambre où il récupéra le collier dans la poche de son smoking, qu’il retira et laissa tomber à même le sol, enfila une tenue décontractée – pantalon et veste de toile grise, polo Fred Perry, mocassins –, puis il remplit une valise de deux costumes en lin blanc, de quelques sous-vêtements, de deux paires de mocassins et de – et c’était une folie qu’il avait dissimulée à tout le monde – une demi-douzaine de chemises hawaïennes. Imaginez, Tugdual de Kerbrech en chemise hawaïenne !

Bordel de Dieu, ça allait changer.

Pour finir, il glissa le collier dans la poche de sa veste. Redescendu dans le salon, il replaça le tisonnier sur son support, vérifia qu’aucun cheveu n’y adhérait, mit en place un pare-feu – il ne faudrait quand même pas mettre le feu à la baraque – et, après une dernière caresse sur la tête d’Inca, sa valise dans la main gauche, son attaché case dans la main droite, il rejoignit sa Jaguar XJ, plaça ses bagages dans le coffre et prit la direction d’un… avenir radieux.

Pendant le trajet pénard sur l’A8, régulateur de vitesse réglé sur cent trente kilomètres-heure, il se remémora les décisions qu’il avait dû prendre : déposer chez son notaire une lettre où il désignait son couillon de Boris, fils adoptif – actuellement fumeur de pétards et DJ à Ibiza – comme son successeur à la tête d’Armor-Line en cas de disparition du paternel. Il se fit la remarque que connaissant les compétences et les goûts du fiston il lui faudrait au moins dix ans pour tout dilapider. Il imagina avec plaisir la gueule des administrateurs quand l’hirsute défoncé s’assiérait dans le fauteuil du président.

Bon vent !

Il avait ensuite fait transférer la totalité de ses comptes de HSBC à la Banco do Brasil. Et ça faisait un sacré paquet de fric qui judicieusement placé en actions obligations lui garantirait une retraite plus que confortable.

Dernière mesure, il s’était fait fabriquer un ensemble de faux papiers – carte d’identité, passeport, permis de conduire – au nom de Marcello Ruggieri. Il avait toujours rêvé d’être un putain de rital, comme Marcello Mastroianni, son idole, le sex-symbol absolu. Lui vint un flash : Marcello Ruggieri, en chemise hawaïenne, foulant pieds nus le sable de Copacabana. Il se mit à chantonner, marquant la cadence sur le volant : « Si tu vas à Rio
N’oublie pas de monter là-haut. Dans un petit village.
Caché sous les fleurs sauvages… »

Putain, ça allait être le pied !

Ces réflexions l’amenèrent au parking longue durée de Roissy où il gara sa voiture en laissant les clés sur le contact. Ce serait bien le diable si dans les semaines à venir, un brave petit mecton ne s’installait pas dans le magnifique siège en cuir blanc.

La première vision qu’il eut dans le salon La Première d’Air France fut la magnifique chevelure brune d’Aleksandrina qu’il avait rencontrée lorsqu’il s’était rendu en Russie pour adopter ce petit salopard de Boris DJ-fumeur de joints. La seule bonne chose que lui avait apportée l’adoption de son héritier. Bon Dieu, il allait leur en faire voir à cette bande de trouducs du conseil d’administration.

Il resta un long moment à contempler sa future compagne. Il avait tout prévu. Penthouse à Ipanema, il avait encore en mémoire le baratin de l’agent immobilier : « Appartement sophistiqué et moderne de deux chambres, deux salles de bains, 240 mètres carrés, avec terrasse, piscine et vue époustouflante à 360°. »

« Sophistiqué, époustouflante », des termes qui pouvaient être appliqués à Aleksandrina. Justement elle venait de l’apercevoir. Mon Dieu quel sourire, quel regard à faire fondre tous les Tugdual du monde. Il se retint de se jeter sur elle pour l’étreindre, sentir le moelleux de ses seins… stop, surtout pas d’effusion en public, ils n’étaient que deux touristes normaux en voyage d’agrément. Pas du tout un meurtrier en fuite avec sa maîtresse. Tugdual était un homme organisé, deux places de la cabine La Première leur étaient réservées dans l’Airbus A380. Une limousine les attendait à l’aéroport de Rio de Janeiro-Galeão. Des fleurs et du champagne seraient déposés au penthouse une heure avant leur arrivée.

Ils embarquèrent à l’heure prévue, s’installèrent dans la luxueuse cabine. Dès que l’avion eut décollé l’hôtesse leur proposa une flûte de champagne.

Au moment même où ils trinquaient à leur nouvelle vie, que le collier de perles de lambi scintillait au cou d’Aleksandrina et que Marcello Ruggieri soupirait d’aise, le dernier atome de l’enveloppe corporelle d’Hermine de Kerbrech venait de partir en fumée.


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