Ligne de mort


La vie se déroule paisiblement au South-Ballash Ranch en ce début de juin ensoleillé.

Les bisons d’Amérique broutent dans leur pré. Le mégalomane texan Preston, propriétaire du ranch et d’une franchise NBA, transpire sur son demi-terrain de basket. Sa somptueuse épouse, ex escort-girl, peaufine son bronzage au bord de la piscine. Les zadistes campent au portail en fumant des joints et… Jack fait ce pour quoi il est payé : accompagner ses élèves au bord des ruisseaux.

Une légère brise agite les feuilles des chênes verts. Quelques touches colorées de lauriers roses et de pistachiers et la senteur du thym parachèvent ce tableau idyllique. Les cigales mâles cymbalisent pour draguer les femelles.

L’eau chute du haut de la Cascade du Saut de la Pucelle, puis s’écoule en glougloutant au milieu des rochers. Quelques truites ondulent paresseusement au fond du bassin. Des nuées d’éphémères et de libellules vibrionnent dans l’air sec et chaud.

Un vrai coin de paradis. Va-t-il le rester ?


Année 2019
Editeur Non définitif
Avec Bruno Ceccarelli

Chapitre 1 – Preston

Ce jour-là, lorsque je mis les pieds dans l’eau, elle était glacée. À une quinzaine de mètres en amont, la truite se nourrissait régulièrement d’éphémères. Mon premier lancer déposa le leurre à proximité de ma cible. La fario – je la reconnus à son dos vert olive et ses taches noires et rouges – monta lentement, goba avec grâce et délicatesse la minuscule mouche et disparut dans le courant. Je donnai du mou, alors qu’elle faisait demi-tour – technique habituelle des truites éduquées – et me fonçait dessus. Au moment où j’allai rembobiner ma soie, le vibreur de mon portable me titilla la cuisse droite. Mon cerveau reptilien réagit immédiatement : droite égale boss, égale urgence. Je disposai de deux téléphones, un perso pour mes communications privées, un second dédié à mon patron, Preston. La milliseconde accordée au vibreur me fit perdre la truite. Je retirai l’appareil de ma poche, appuyai sur la touche OK, n’eus pas le temps de l’approcher de mon oreille.

– Où t’es putain ?

– Tu viens de me faire rater une magnifique…

– M’en fous, t’es pas payé pour faire joujou avec les poiscailles, rapplique illico, y’a urgence.

J’allais répondre, mais il avait déjà raccroché.

Je regagnai mon quad, remplaçai ma tenue de pêche par un jeans et une paire de tennis, rangeai mon matériel dans le coffre, pris le temps de prélever et vider une des Bud qui séjournaient à demeure dans la glacière. Puis, sous un ciel bleu azur où flottaient quelques nuages d’altitude, je fonçai vers le ranch de Preston.

Je suis depuis cinq ans le responsable de ses ruisseaux et son guide de pêche. Entretien d’embauche au téléphone :

–     Ici Preston Ballash, vous êtes Jack Saby ?
–     Exact monsieur.
–     Rendez-vous demain à mon ranch, mon hélico vous prendra à huit heures à l’aéroport.
–     Je ne suis pas disponible demain.
–    Mon personnel est toujours disponible.
–    Désolé, je ne fais pas partie de votre personnel.
–    Tu l’es déjà.

Clic

C’est ainsi que fasciné par l’aplomb, le français impeccable et le tutoiement du bonhomme et étant à l’époque sans emploi après ma révocation du RAID, je suis devenu à 40 ans, Jack, un des garçons de son staff, comme il nous nomme.