Nouvelles citadines


Si vous n’aimez pas la mer, si vous n’aimez pas la montagne, si vous n’aimez pas la ville… Allez-vous faire foutre !

Jean-Luc Godard – À bout de souffle – 1960


Année 2015

Ce dimanche de janvier, fin de matinée grise et froide, de saison. J’allais Dieu seul sait pourquoi – si, si vous allez voir pourquoi Il sait –, acheter mon pain à la boulangerie sise face à l’église paroissiale.

La messe venait de se terminer et de nombreux fidèles bavardaient entre eux sur le parvis, pendant que les cloches sonnaient. Tout en garant mon vieux scooter à quelques mètres du bourdonnement post messe, j’entendis que l’on débattait de la qualité du sermon dominical, genre, « le baratin du nouveau père est sensas… » : Un peu commun comme formulation mais dans cette banlieue chic, on n’a pas la langue dans sa poche.

Les plus chanceux des paroissiens, les élus oserais-je dire, avaient même un accès direct à Dieu en discutant le coup avec le nouveau père qui, à bien regarder n’avait pas l’air si nouveau que ça. Un nombre encore plus grand, d’entre eux, non rassasiés par l’hostie constituait une queue d’une vingt trentaine de personnes devant la fameuse boulangerie, pour tout simplement, comme le plus commun des mortels, acheter du pain. Et peut-être pour les plus gourmands – même si c’est un péché –, les gâteaux dominicaux.

Malgré ma double répugnance à faire la queue et à me mêler à cette population calotine, je m’installai dans la longue file d’attente car nombreux étaient les fidèles de la boulangerie, fort réputée au demeurant. La boulangerie naturellement. Réputée !

Et là commence l’histoire. Une bonne sœur, bonne soi-disant, faisait la manche, pardon quêtait pour de bonnes causes et œuvres. En sandales, pieds nus par un froid de canard.

Une sébile, que l’on pourrait qualifier en l’occurrence, de tronc portatif, dans chaque main, elle faisait feu de tout bois auprès du public captif de la queue et de toute manière acquis à sa bonne cause. Car je le rappelle, issu sauf moi, de la récente messe. Vêtue de son habit gris souris de bonne sœur, elle était en terrain conquis et secouait ses troncs comme des maracas. Son et cadence d’une musique sud américaine.

« Pour les lépreux », clamait-elle, comme motif de son arnaque de la main gauche. « Pour le Sacré Cœur de Jésus », pour son arnaque de la main droite. Alternativement et en secouant les bidules sur un rythme endiablé. Endiablée, la bonne sœur !

Ça donnait sec. J’ai même vu quelques billets se glisser dans la tirelire de la sœur. Tout le monde donnait. Pensez, une sœur plus deux bonnes causes et en plus, juste à la sortie de la messe où on avait pris de bonnes résolutions. On était comme sous l’œil de Dieu ou au moins sous celui du curé qui surveillait, bonhomme, la razzia de sa consœur.

Bien entendu au nom de l’anticléricalisme familial d’abord porté par mon grand-père dans les années trente puis par mon père dans les années soixante, j’ai refusé, en le faisant savoir « à la ville et au monde » pour parler français et à voix suffisamment haute pour que toute la queue entende bien ma colère. Du genre : « Je ne donne jamais aux quêtes dans la rue, c’est une honte de demander de l’argent. » « L’église est assez riche comme ça… » Ai-je ajouté… mais je n’en suis pas sûr.

Ce que je peux vous garantir par contre, c’est que, dans les circonstances ci-dessus détaillées – post messe, curé présent et attentif, bonnes causes, lépreux & cœur de jésus, sœur quêteuse –, mon intervention a été remarquée. Le Monsieur niché dans le loden placé juste devant moi s’est révulsé d’indignation – sa tête grise est rentrée dans ses épaules comme pour résister au sacrilège –, mais sans rien dire tout de même. On ne parle pas aux communistes dans ces milieux-là.

Devant la stupeur de la sœur, un frémissement de réprobation a néanmoins commencé à secouer la queue. La queue entière. Qui avançait à tout petits pas, se déployant comme une ola rythmée par le bruit des secousses endiablées des sébiles de la sœur qui continuait machinalement à quêter.

Se sentant un peu chez elle – à moins de cinquante mètres d’une église – et soutenue par une majorité certes silencieuse, notre bonne sœur a cru bon de préciser qu’elle avait, elle-même soigné des lépreux en Afrique. Noble tâche. Par contre elle n’a rien dit sur le cœur de Jésus pensant qu’on était au courant.

« Un lépreux » expliquait-elle au public soudain attentif et qui continuait à avancer à petits pas, par intermittence.

« Un lépreux, ça a des plaies affreuses. Aux mains par exemple, il manque des doigts. » Stupéfaction de la queue.

Elle poursuivit doigts-en-moins : « Et moi, sœur soignante, tous les jours que Dieu fait, dans mon apostolat africain, je leur tricotais des moufles de deux ou trois doigts, faisais les pansements. Tous les jours que Dieu fait, sur des mains atrophiées. »

« Mains atrophiées. » Frémissement de la queue.

Elle insiste, impitoyable, drelin, drelin font les sébiles : « Mais la lèpre rend les corps insensibles à la douleur… »

Regards implorants, suppliant de ne plus dispenser ses horreurs. Il y a tout de même des limites.

« Insensibles, les mains » : elle précise.

« Des rats, oui des gros, venaient chaque nuit. »

Pitié faisait-on comprendre dans la foule. En baissant la tête.

« Oui, ils venaient grignoter les mains ou ce qui en restait et les lépreux tout insensibles ne sentaient rien et continuaient de dormir. »

A ces mots les paroissiens se sont retournés vers moi, leurs yeux me menaçant : comme si c’était à cause de moi qu’ils devaient supporter un tel discours, comme si j’étais responsable des horreurs proférées par cette mauvaise bonne sœur, comme si j’étais coupable du boulottage des lépreux par les gaspards.

« Merde alors », me dis-je intérieurement.

Mais la sœur n’en avait cure si j’ose dire.

« Et bien il fallait tout recommencer, les pansements, le lendemain, même sur les moignons, tout à refaire. » Disait-elle en agitant ses sébiles : cœur de jésus à droite et lépreux à gauche. C’était marqué dessus. On pouvait pas se tromper.

Mais elle me surveillait du coin de l’œil. J’étais le réfractaire. Le discours était pour moi. Elle voulait me convaincre. Au moins avoir mon pognon.

Sous son regard appuyé, encouragé de plus par ceux des paroissiens je me suis senti obligé de répondre. De dire quelque chose d’intelligent. Hélas. Très fort, le mec, j’ai répondu :

« Ma sœur, heureusement que Dieu ne vous a pas donné trois mains ou plus car vous auriez sûrement trouvé d’autres misères à défendre et je vous vois bien agiter une demi-douzaine de sébiles comme un… comme un… » Je coinçais d’autant que les regards se faisaient plus pressants encore.

J’ai pensé à mon père et à mon grand-père. J’ai foncé. Pour eux. Décédés tous les deux. Je leur devais bien ça.

« Comme un poulpe enragé… » et là j’ai compris que j’avais dit une grosse connerie, excessive en ce lieu d’harmonie. Les sébiles ont cessé de sonner. J’ai rougi, baissé les yeux, lâchement. À deux doigts de m’excuser, alors que mon voisin me tapait gentiment sur l’épaule, me disait d’une voix onctueuse : « voulez-vous bien avancer, monsieur, s’il vous plaît, c’est votre tour ? »

Sans moufter, j’ai fait un pas, franchi le seuil de la boulangerie.

« Une baguette pas trop cuite, madame, s’il vous plaît. »

Amen.

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Gare Montparnasse dans le grand Hall. Milieu de l’après-midi. J’attends l’affichage de mon train. Observe la foule autour de moi. Aperçois un homme vaguement de dos, légèrement courbé, penché vers l’avant, près d’un mur. Insolite ! Il m’intrigue. Je m’approche mais pas trop. Je ne sais pas pourquoi mais j’ai peur de l’affoler. De toute façon, il a l’air indifférent à son environnement. Je l’observe plus attentivement. M’approche maintenant à moins de deux mètres de lui. Le hall est bondé et bruyant, il ne me remarque pas.

Il mange. Ses mâchoires bougent régulièrement, Il vient de poser un genou à terre, toujours face au mur. À un mètre peut-être du mur. Assez près pour que personne ne puisse se mettre entre lui et le mur. Il mastique dans la posture d’un animal. Je pense tout de suite à une bête.

Comme un chien qui cache sa nourriture pour ne pas la partager, ou se la faire voler. Je l’observe plus attentivement en ajustant ma position par rapport à lui. Dans ce all bondé et bruyant, je ne vois que lui.

Il engloutit d’énormes bouchées de quelque chose à moitié caché à l’intérieur d’un sac en papier Du pain ou un sandwich tenu dans la main gauche. Il tient aussi une pêche dans la main droite. Intacte ! À ce moment j’aurais été incapable de décrire ses vêtements tellement il n’était qu’une tête fascinante et goulue posée sur un corps que je n’avais même pas regardé.

En me rapprochant, je constate qu’il vient de changer de cadence. Au lieu de plonger toujours à gauche dans le sac. Il alterne maintenant gauche puis droite. Un coup de gueule à gauche dans le pain puis un coup de gueule à droite dans la pêche. Comme un chien qui dévore. La pêche suinte et dégouline.

Je distingue maintenant nettement sa glotte qui fait le yoyo, ses yeux écarquillés qui roulent comme s’ils étaient calés sur les coups de dents. À gauche, à droite. À gauche, à droite. Il surveille autour de lui comme un hypothétique ennemi, qui viendrait lui voler sa nourriture. Une bête !

L’homme m’intéresse. Mon regard se porte plus bas. Il est maigre, squelettique même. Presque chauve, il est vêtu d’un jeans troué et d’une veste en daim marron. Un mot me vient à l’esprit. Prière ! On dirait qu’il prie un son genou à terre, comme une prière sauvage. À un dieu goulu.

Puis, la pêche, noyau compris, disparait. La dernière bouchée avalée, il se redresse d’un seul mouvement brusque, d’une poussée sur sa jambe en appui, sans effort apparent.

Tout en se dépliant il a sorti de sa poche une banane qu’il s’est mise à engloutir. Un, deux, trois coups de dents. Un, deux, trois, chaque tiers de banane a disparu en une seconde. Il est allé si vite que ne l’ai même pas vu retirer la peau que j’ai pourtant vue tomber dans un sac en plastique posé à ses pieds.

Plus étonnant, sa glotte continue comme par habitude de monter et descendre. Il continue d’avaler, de déglutir sans aucune nourriture dans la bouche. Bouche fermée, mâchoires à l’arrêt. Glotte yoyo. Il rumine.

Puis il se retourne et toujours dans le même mouvement presque dans le même temps, ramasse son sac. Ses yeux sont fixes maintenant, son visage fermé est totalement immobile. Il est face à moi, à moins de deux mètres. forcément il me regarde. Il ne peut que me regarder.

Il se met brusquement en marche dans ma direction. Mécaniquement comme un automate. Il va me parler. Me demander pourquoi je l’examine ainsi. Alors que je devrais regarder ailleurs, je suis incapable de détacher mes yeux de son visage.

Il passe à dix centimètres de moi, il me frôle sans me regarder, sans me voir, le regard fixé sur l’horizon. Je sens son odeur forte, mélange de sueur, de bière et de nourriture avariée.

Marchant vite, de plus en plus vite, sans dévier de sa trajectoire rectiligne, il ne heurte personne, comme si la foule s’écartait et se refermait instantanément. Il disparaît de ma vue en quelques secondes.

Il a disparu. Il y avait quelque chose de terriblement attachant, de primaire dans son allure. Des années plus tard je ne l’ai pas oublié.

C’était à la gare Montparnasse en juillet 2002 alors que j’attendais mon train pour partir en vacances.

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Noir Désir dans les écouteurs, dans les oreilles, dans la tête. À fond. Pas montrable aux « Deux Magots. » Noir dedans, blanc dehors. Chaud et froid. « One Trip, One Noise », pas une seule personne présente dans cette salle de bistrot n’a entendu et encore moins écouté cette chanson pleine de noir et pleine de désir.

C’est la raison pour laquelle je viens encore et souvent dans ce café à chier. Cette musique a encore plus de force dynamite dans ce lieu. Si on ouvrait les vannes, les deux vieux magots, – magot veut Dieu, pourquoi pas – exploseraient sur leur haute étagère !

« Soyons désinvoltes » maintenant, voix limites décrochage, riffs déments à la Richards, le Keith n’est pas loin. Sommes-nous tous de la même espèce ? On peut se poser la question.

À la table voisine, enveloppée de l’odeur lourde et écœurante du fromage fondu, une japonaise vient de photographier son croque-monsieur. Photo numérique qui va finir sur ce qui sert de cheminée dans les homes japonais.

Les autres dingues tapent dur pendant le flash. S’en foutent c’est certain. S’en branlent du magot même par paire. Et toujours tout autour des japs qui photographient leur assiette. Dément !

« Show off » m’avait dit l’autre folle en parlant des « Deux Magots. » Elle n’avait donc pas toujours tort. Mais souvent tort. Il y avait également dans un coin de la salle, des blondes en représentation permanente. Et permanentées elles-mêmes. Portées par des tonnes de produits de beauté et des années de lifting. Du lourd, du cher. Impitoyables, les brides du soutien-gorge marquent la chaire molle sous le jersey ou le cachemire. Le mohair pauvre con en direct sur la peau. C’est excitant ! Cela me fait penser à ce cher M. V. Montalban qui tapait dur sur Madame Puig dans Le Prix : « elle penchait sa tête hyper coiffée et son décolleté ravagé par l’age et les conséquences du trou dans la couche d’ozone. » Impeccable Montalban, rien à redire ou à ajouter. Juste saluer, citer à l’occasion. Faire savoir. Beaucoup de Madame Puig autour de moi.

Parfois la race ou le croisement entre cousins cousines frères et sœurs produit des créatures femelles aux grandes mains d’hommes. Très soignées les mains. Mais font peur. Il y a ainsi plus de place pour les bagouzes qui peuvent par conséquent être plus grosses et plus nombreuses tout en restant en harmonie avec les grandes mains. C’est le cas ici au Deux Mag.

Elles étaient trois blondes. Platine. Jacassant.

« Ma chérie ! »

La quatrième vient d’arriver en force. Porte tournante. Se dandinant sur ses super hauts talons dorés. Mêmes fringues, même coiffeur, même église le dimanche sûrement, même amant peut-être. Joue tendue de mauvaise grâce. Baisers frôlés. Cou tordu. Tête en biais. Faut pas déranger le make up. Deux plombes pour se tartiner. Je les vois ouvrir la bouche, la refermer sans bruit, je n’entends que le noir désir. Les autres s’agitent, font voler leurs grandes mains de trav, comme des espèces de corbeaux blancs. Je suis au fond de la mer au milieu des poissons qui gobent le vide.

Tous ces gens bien sapés, bien friqués qui entrent dans ce café, l’air douloureux derrière leurs lunettes de soleil en plein janvier pluvieux me font rigoler.

Fin du CD.

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