A Naxos, l’une des îles grecques où le marbre est pierre courante et les carrières nombreuses, il existe une bien touchante curiosité : les Kouros abandonnés. J’en ai vu trois, et celui de Farangi, dans la vallée de Melanes, au centre nord de l’île, est celui qui m’a le plus émue.

Le Kouros est une statue colossale de jeune homme, de cinq à parfois plus de dix mètres de haut, très à la mode au 6ème siècle avant notre ère.

Les Kouros étaient taillés au sein même des carrières avant d’être emmenés vers leur destination où les dernières touches seraient apportées. Sachant que le marbre a une densité de 2,50 en moyenne, on imagine le poids de ces minces et jeunes garçons. Le processus mobilisait des rails de bois installés sur une sous-couche de brisures de marbre, pour faire lentement glisser les statues vers la vallée. Oui mais, parfois ils se brisaient au cours du voyage. Ou bien le commanditaire changeait d’avis, ou mourait, ou n’était pas content du travail … Les Kouros étaient alors abandonnés en pleine nature, pour toujours. Et d’ailleurs ils y sont toujours.

Le Kouros de Farangi est le plus petit des trois. Il faut marcher, monter, se donner un peu de peine, pour découvrir à flanc de colline ce beau jeune homme nu, allongé la tête plus bas que le reste du corps, renversé comme s’il avait dévalé son chemin sur le dos, tête la première,

Il a la sveltesse et l’élégance de la statuaire égyptienne : taille et hanches fines, épaules plus larges, fesses et longues cuisses galbées.Il a aussi des arts primaires ce parti pris presque abstrait qui donne peu de place à la réalité de la chair. Son visage a été usé par le temps, et il n’en demeure aucun trait, il y a longtemps qu’il ne regarde plus les étoiles. Le marbre dans lequel il fut taillé devait être blanc, mais il est devenu presque noir, et mangé ici et là par une délicate dentelle de moisissures plus claires. Ses pieds reposent séparés du corps à deux mètres de lui.

C’est cela qui touche : il est colossal, il a 2 500 ans, et il semble si fragile.

Dès que le premier instant de l’éveil m’a livré au jour, je l’ai sentie. Cette légère contraction du côté du sternum qui m’empêche de bien respirer. Des mois qu’elle s’était tenue à carreau. Ce n’est pas qu’elle soit si pénible, mais c’est un signal. Comme la couleur jaune sur les cartes météo. Ce n’est pas encore de l’orange ou du rouge, ni surtout du violet, mais enfin ça veut dire que le vent est monté d’un cran et qu’il va falloir être vigilant, prendre un ris peut-être.

Tout de suite j’ai pensé bon sang mais c’est bien sûr j’ai rendez-vous avec Y.P. aujourd’hui. Ce n’est pas comme ça que je l’appelle mais c’est ainsi que je le note dans mon agenda, par ses initiales. Depuis des années. Pendant longtemps il y a figuré trois fois par semaine. Maintenant d’un commun accord nous avons des rendez-vous beaucoup plus espacés et très élastiques. Depuis que mes histoires d’arbitrage m’ont fait poser ma tente à Dubaï la moitié de l’année, il n’y avait plus d’assiduité possible. D’ailleurs ça lui convient très bien, lui aussi est assez nomade.

Bref aujourd’hui Y.P. apparait à la ligne 12h, je vais le retrouver tout à l’heure dans son cabinet rue Saint Antoine après trois mois sans le voir, trois mois sans lui, autant l’avouer, je vois l’escalier, je sens déjà l’odeur de cire qui le hante, j’enfonce le bouton de la sonnette qui sonne quand elle veut, je pousse la porte de chêne, j’enfile le long couloir dont le plancher grince, je me demande s’il va être libre tout de suite ou si je vais devoir attendre dans le minuscule salon la sortie du fantôme qui m’a précédé, solution que je préfère car elle me donne encore quelques minutes de réflexion, pour ne pas dire de répit. Parfois en plus, entre deux, il va pisser, encore un peu de temps de gagné. Et j’ai le sternum contracté.

Mathilde dort encore. A moins qu’elle ne fasse semblant. De toutes façons ce matin c’est mon sternum qui est tendu. Elle fait semblant. Je le sens à sa respiration, elle ne peut pas me bluffer. J’aimerais tant qu’elle vienne sans un mot dans mos dos et que justement je me calme en m’accordant au rythme de son souffle pour baiser ce con de sternum. Sa peau palpiterait calmement contre ma peau, il faudrait beaucoup, beaucoup d’attention pour capter l’infime tempo de ses seins, elle poserait sa main sur mon épaule et ce serait d’une délicatesse nonchalante peut-être, négligente même, mais si douce. Si douce.

L’autre solution c’est de me lever, prendre ma douche, espérer que l’eau ruisselant sur mon corps va laver tout ça. Mais l’espoir est vain je le sais. Je lève un bras, je fais chuinter la couette, elle va faire semblant de se réveiller oui ou merde ? L’espoir est vain c’est confirmé.

Parfois j’ai envie de la baiser férocement, le mot qui me vient c’est dévorer, en commençant par la courbe de son cou, puis les seins, puis le ventre, puis le sexe, je passe d’un lieu à l’autre, avec la bouche, avec la bite, c’est un démembrement irréfléchi, un érotisme cannibale où je la perds, où je me perds aussi. Picasso a fait de ces portraits de femme qui me parlent bien, ce qui m’emmerde, c’était un ogre avec les siennes, il parait. Il faut que j’arrête de penser à ça, je bande putain je bande maintenant. C’est malin.

Si seulement elle pouvait se retourner, même en faisant semblant de dormir, si seulement elle pouvait m’offrir un tout petit peu son visage, la douceur de son visage aux yeux clos, si seulement mais non elle reste face au mur comme une forteresse. Parfois je me dis qu’elle est celle qui me conduit vers la perte de moi. D’ailleurs c’est bien ce qu’il se passe dans mes rêves. Je la cherche, je ne la trouve pas et très vite ma voiture n’est plus garée là où elle était, mon téléphone a disparu, je ne reconnais plus personne dans ma rue qui n’est pas ma rue, d’une ville qui n’est pas ma ville en un siècle que je n’identifie pas mais qui n’est pas le mien non plus. Je tiens peut-être le sujet du jour, là. A moins que tout ne change en franchissant le seuil de son antre comme parfois.

Lors de la dernière séance nous avions évoqué la raison qui me faisait continuer d’aller périodiquement chez lui, après des années d’analyse assidue, après qu’il m’ait un jour dit lui-même, tout de go, sans sommation, qu’on avait fait le ménage, le tour quoi, qu’on pouvait s’en tenir là. La dernière fois, donc, il m’avait posé la question carrément, c’est quoi la raison ? En gros, en tous cas c’est comme ça que je l’avais traduit, je suis quoi, maintenant, pour vous ? Il faut dire que cela faisait un moment que je tournais autour du pot.

Pour ne pas répondre de manière aussi directe, j’en étais incapable, j’avais plutôt évoqué le contrat, le cadre, le lieu, toute cette géographie dans laquelle il tenait le premier rôle, mais qui le dépassait un peu tout de même. Je n’avais pas réfléchi longtemps, j’avais dit ce lieu est mon barrage contre la solitude. Intérieurement je m’en voulais d’être aussi pédant en plagiant Marguerite Duras, mais je ne pouvais pas m’empêcher de trouver le plagiat joli. J’aime beaucoup la littérature, Marguerite Duras en particulier et j’ai un faible pour les beaux titres qui me fait parfois avaler de bien mauvais textes. Lui, à mille lieux de ces considérations, m’a dit OK, renversons le propos, imaginons que ce soit une voie vers votre solitude ?

J’avais traduit en constatant qu’une fois de plus il n’avait pas tort, maintenant je constate ça très calmement, après tout c’est pour cela que je le paie, autrefois ça me rendait barge, j’avais traduit imaginons que ce soit la seule lumière qui me permette d’éclairer l’insondable nuit de ma solitude. De n’y plus avoir peur. De ne m’y trouver pas si mal. Oui, c’est bien pour ça que je viens. Et aussi pour plaider la possibilité d’une innocence. Merci Houellebecq, autre beau titre. Après tout personne n’est mort que je sache.

Allez, à la douche. Et elle, je ne vais pas être mesquin, je vais lui préparer son Lapsang Souchong.

Sur la côte orientale de Kythnos, cette île en forme de virgule, une double baie offre aux voiliers fatigués de faire des petits bonds dans le meltem la protection de ses échancrures.

Nous y avions mouillé en fin de journée, déjà sous le charme des formes voluptueuses de l’île, longée de près depuis sa pointe sud ; sous le charme, oui, contrairement à Lawrence Durrel qui trouve qu’il n’y a rien à y voir, et au Guide Michelin qui pense à peu près comme lui …

Kythnos est toute fauve. Sa végétation basse lui fait comme un pelage. On devine à la couleur vert de cuivre de ses roches au bord de l’eau l’activité minière qui a dû la faire vivre, outre une pêche et une agriculture à usage interne. D’ailleurs on voit encore ici ou là de hauts portiques de déchargement rouillés, squelettiques, abandonnés. Ils ne déparent même pas le paysage.

Après Milos la sauvage, la minérale, la déchirée, Kythnos apaise par la rondeur de ses collines, l’harmonie de ses couleurs, la douceur de vivre qu’elle inspire alors que l’on n’y a pas encore abordé.

Nous avons donc mouillé dans Ayios Ioannis. A terre, deux maisonnettes de pierre. Une chapelle immaculée. Un chien noir au bord de l’eau, un âne, et, à l’oreille, un coq.

Le soleil tombait. C’est l’heure où les pentes ocres deviennent rousses, où la mer palpite entre le bleu et l’or, où l’intensité des couleurs fait croire à un embrasement que le soir inexorablement ternit dans une palette de tons très doux, avant de les éteindre dans le noir.

Ou plutôt dans les noirs. Le noir dense et mystérieux des collines qui se détachent sur le ciel. Et justement le noir tendre et bleuté de ce ciel côté couchant. Le noir pâle et velouté à l’opposé, du côté d’une lune qui ne viendra pas de sitôt ce soir. Le noir profond, lumineux de la voûte où les étoiles dans leur multitude feront plus tard de ce noir la lumière de notre nuit. Inouï.

J’avais mis un CD d’Anouar Brahem, « Le pas du chat noir », sans faire exprès … Il nous accompagne depuis plus de dix ans, merci Marie-Ange. Mais à Kythnos, la sonorité du oud de Brahem, ses calmes déferlantes, ou au contraire les perles de notes qu’il égrène, semblaient nous poser une seule question. Ne diriez vous pas malgré tout que cette vie fut belle ? On avait envie de dire oui, désespérément.

Cet appel de la chouette qui nous ouvre la nuit, je ne l’attends plus comme avant. La chouette de San Antonino. Quand parfois elle tarde à chanter, tu dis « Notre amie a déserté, c’est scandaleux ces libertés qu’elle prend. » Alors d’habitude je ris et laisse l’air nocturne se glisser entre nous. Comme une attente.

Elle est là toute l’année, imprévisible et constante dans le décor de nos échappées corses, d’elle nous ne connaissons que la voix, elle est cette familière inconnue qui dit que même de passage nous sommes ici chez nous et que nos infidélités sont pardonnées puisque nous revenons. Elle est le chant d’un monde qui tournerait sur lui-même, éternellement intact, comme ces soleils qui ne cessent de renaître aux murs des tombeaux égyptiens.

Il y a quelques semaines encore, peut être plus, ou moins, comme ces choses sont insidieuses, tant que la chouette au bas du torrent n’avait pas lancé vers la vallée son cri comme une litanie, rien ne pouvait avoir lieu, ni le sommeil, ni les caresses, ni aucun rite. Mais quand son hululement inquiet s’enflait, quand d’un lointain assourdi nous parvenait en écho, plus haut sur les collines, la réponse d’une de ses congénères, alors tout pouvait advenir.

Me glisser dans ton dos et, respirant à ton rythme, m’inoculer un peu de ton calme, pour que le sommeil m’imprègne avec la sûreté d’une marée tranquille. Tandis que s’effilochaient dans mes songes à demi éveillés les rubans de brume que la terre refroidie laisse très lentement ramper sous les branches des châtaigniers. Tandis que les variations monochromes de la nuit faisaient du paysage familier un incompréhensible lavis où toute question devient inutile. M’endormir donc, paresseusement, à ton côté.

Ou bien dans la profondeur du silence révélée par le cri de la chouette, nous convaincre que l’heure nous appartenait, et les murs de pierres sèches, les buissons d’arbousiers et la source tarie et la forêt. Oui, que nous y étions parfaitement seuls. Libres de convoquer les fantômes familiers et plus encore, inconnus du désir, et d’affronter la peur en recherchant la jouissance. Nous allions à des profondeurs que je croyais pour toujours accessibles, et notre plaisir s’exhalait dans un murmure fragile, puis soutenu, puis évanoui dans le silence. Et ce silence nous voyait renaître, indemnes, plus forts d’avoir plus loin traqué la connaissance.

Aujourd’hui, nous ne recherchons plus qu’un plaisir calme, me semble-t-il. Comme la respiration des rideaux qu’enfle puis relâche le libeccio. Aujourd’hui, nous avons laissé au bord du chemin quelque chose, me semble-t-il. Cette chose que les mystiques décrivent bien, cet envol de l’esprit qui fait désirer, jubiler et s’oublier le corps. Ou plutôt, car comment oublier le corps, cette fulgurance qu’avaient nos corps à court-circuiter nos consciences dans le désir. Dans le désir, où nous nous comprenions aveuglément. Me semble-t-il.

Le corps – et je ne dis pas que ce soit mal – le corps jouissant impose désormais sa lourdeur, son épaisseur, son être. Aujourd’hui, je n’attends plus la chouette pour nous ouvrir la nuit. Notre chemin dessine une géographie où n’erre plus que la tendresse.

J’ai toujours pensé, mais je me trompe peut-être, que la vraie jouissance était amoureuse. Tu n’imagines pas comme je me sens flouée.

La vérité je crois est que je ne t’aime plus.